CHAPITRE XII
Le bus déposa Jim sur une route campagnarde qui paraissait vide, près de dix milles avant Clearfield.
C’était la nuit. Des sauterelles chantaient dans l’obscurité, des crapauds coassaient, un engoulevent répétait son refrain monotone et absurde.
Jim traversa, à la lumière des étoiles, un étang peu profond, et se fraya un chemin dans le bois. Il avança en tâtonnant et finit par arriver à un espace découvert, clôturé de ce fil de fer que l’on employait, semblait-il, dans la région, soit pour délimiter des propriétés, soit pour retenir le bétail rarement docile. Là se trouvait une clairière. Jim en suivit la lisière jusqu’à l’autre côté car, au bord, le sol, n’étant pas retourné, ne garderait pas d’empreintes. Il continua son chemin, s’éloignant de plus en plus de la grand’route.
Il se retrouva, pataugeant, enfoncé jusqu’aux genoux, dans un lit de feuilles sèches rassemblés dans un creux par les vents capricieux. Il était très fatigué et se sentait l’esprit engourdi. Il s’étendit, se disposant à dormir, quand son casque se déplaça sur sa tête. Il se réveilla en sursaut, glacé tout entier. Il avait modifié la forme de son casque, naturellement, pour qu’il tînt assez solidement sur sa tête sans bout de fil sous le menton pour le maintenir. Mais n’était-ce pas imprudent de dormir ainsi ? Il s’était presque assoupi sans avoir attaché le casque pour l’empêcher de se déplacer pendant son sommeil.
Jim l’assujettit, mais l’erreur qu’il avait été près de commettre l’avait effrayé. Étendu dans l’obscurité, il écoutait, éveillé, les mille petits bruits de la nuit, quand il pensa soudain que ses actes, tout comme l’histoire qu’il avait à raconter, étaient ceux d’un fou. Il avait vu un Petit Ami, une Chose. C’était une boule rosâtre, rondouillarde, ridicule, qui avait rebondi quand elle était tombée et avait tremblé quand les flammes l’avaient léchée.
Mais ce souvenir pouvait n’être qu’une hallucination. Lui, Jim, pouvait avoir perdu la raison. Il s’était livré à des expériences avec l’amplificateur de pensée, ce qui était extrêmement dangereux. La Sécurité avait sur ce point tout à fait raison ! Il était bien possible que, dans son laboratoire souterrain aux murs d’acier de quatre pouces, son cerveau eût été affecté par les champs de pensée qu’il avait créés. L’organisation infiniment délicate de ses souvenirs et de ses perceptions avait pu être dérangée. Des neurones fonctionnaient peut-être maintenant de travers, pour avoir été soumis aux tensions que son appareil avait produites au cours des essais. Peut-être avait-il commis les crimes dont on l’accusait ! La combinaison d’hallucinations et de perte de mémoire pouvait tout expliquer… Il avait supporté une horrible tension de panique et d’horreur ; la fatigue lui empoisonnait le sang. Il eut envie d’arracher son casque pour se rendre compte, une fois pour toutes, s’il était fou ou non.
À la fin, le sommeil s’appesantit sur lui et il s’endormit lourdement. Vers le matin, il se mit à rêver. Il faisait un discours à cet éminent personnage, le docteur Phineas Obéron, Directeur, à la Sécurité, du service des Précautions Psychologiques. Le docteur Obéron, affalé dans sa graisse au fond d’un fauteuil, écoutait avec la suffisance des hommes de troisième ordre quand ils détiennent une autorité.
— C’est pourtant simple ! disait Jim, exaspéré. La conscience n’est pas une radiation, c’est un champ de force ! Dans son effet, un champ statique ! Dans nos cerveaux, elle détermine le degré et la distribution des excitations aux neurones ! Or, jusqu’ici, nous n’avons pas d’instruments nous permettant d’examiner de tels champs en détail ! Je les ai fabriqués ! Vous pourrez vérifier la théorie en les essayant. Et il y a un générateur de champ que l’on peut accrocher à l’appareil déterminateur d’ondes – le modulateur – pour reproduire le même champ avec une intensité plus grande. C’est si simple !
— Mon cher ami, disait le docteur Obéron, (dans le rêve de Jim) votre proposition est illégale. La quatrième partie, chapitre 3, paragraphe C, du Code de Sécurité modifié, dit, en effet : « L’amplification des fonctions physiques impliquées dans la pensée, l’attention, la perception, l’aperception, la raison, la connaissance, la mémoire, et de tous les phénomènes compris dans la conscience animale ou humaine, est interdite hors des zones expérimentales officielles de la Sécurité et sans la supervision, en priorité, de cet organisme. »
— Mais nom de nom ! s’écriait Jim d’une voix aiguë (dans son rêve). Il faut le faire ! Il faut… Écoutez ! Nous fabriquons de l’électricité avec nos corps, mais celle que fabriquent les anguilles est plus forte. Nous faisons des champs de pensée dans nos cerveaux, mais ces Choses en font de beaucoup plus puissants. Cependant, tout comme nous pouvons électrocuter une anguille avec une dynamo, malgré sa puissance électrique, nous pouvons venir à bout des Choses…
— Ce serait tout à fait illégal, riposta le docteur Obéron d’un ton catégorique. De toute façon, vous êtes frappé d’interdiction pour tout travail expérimental et l’on ne peut prendre votre démarche en considération, étant donné que vous avez été convaincu d’infraction aux lois de la Sécurité…
— Mais voyons ! s’écria Jim avec l’émotion pressante des rêves. Vous ne comprenez donc pas ? Tout ce qui est nécessaire…
Puis il ouvrit les yeux et se retrouva à moitié enseveli sous les feuilles mortes. Il faisait grand jour, les oiseaux chantaient, il avait très faim.
Il se leva lentement. Dans son rêve, il avait eu conscience d’une façon très nette de ce qu’il fallait faire pour détruire, tout de suite, la puissance des Choses. Mais il ne pouvait se le rappeler maintenant qu’il était réveillé ! Il y réfléchit un moment. Bien sûr, dans les rêves, nous avons tous des idées merveilleuses et éclatantes qui, en général, perdent beaucoup de leur brillant quand nous les examinons en plein jour. Mais ce rêve-ci avait eu une force de persuasion tout à fait spéciale ; il semblait extrêmement logique et bien raisonné. Jim avait compris, dans ce rêve, non seulement qu’il était urgent de faire une expérience particulière, mais aussi de quelle façon celle-ci agirait et quels en seraient les effets. Mais toutes ces idées s’étaient maintenant volatilisées, hélas !…
Après un instant, Jim haussa les épaules. Il était seul contre tous ceux qui croyaient aux paroles parfaitement raisonnables qu’avaient à dire à la fois les esclaves des Choses et la Sécurité. L’histoire qu’il avait, lui, à raconter, était si invraisemblable qu’il en avait douté lui-même ! Il n’y avait qu’un moyen d’amener les gens à y croire, et ce moyen n’était pas facile. Mais Jim ne pouvait plus faire machine-arrière… Il ne pouvait ni se rendre, ni proposer un arrangement. Mais puisque, de toute façon, il était perdu, il pouvait tout aussi bien tenter n’importe quoi.
Il chercha une clôture de fil de fer. Il lui fallut longtemps pour en trouver une dont le fil fût d’un seul brin. Il se mit alors au travail.
Il avait faim et il était contrarié d’être harcelé par la faim alors qu’il n’avait au plus que quelques heures à vivre. Il était énervé aussi d’avoir à fabriquer un objet en fil de fer sans aucun autre outil que ses mains, alors qu’il ne pouvait se permettre de courir aucun risque et que cet objet devait être aussi parfait que possible.
Il en était à la moitié de son travail quand il vit un défaut de forme qui pouvait être fatal. Il lui fallut tout recommencer. Midi vint et une faim dévorante l’irritait, mais il se força à poursuivre minutieusement son travail. Il ne pouvait couper le fil qu’en le pliant de côté et d’autre jusqu’à ce qu’il se rompît. Ses mains étaient douloureuses, pleines d’ampoules qui éclataient, et ses doigts saignaient. Il continua, obstiné. Quand enfin il eut terminé, il s’en alla boire à longues gorgées dans un ruisseau. Il avait laissé à l’objet des extrémités de fil libres, disposés de façon qu’il pût les tordre ensemble et les attacher assez solidement pour qu’il fût impossible ensuite de les séparer autrement qu’avec des pinces.
Enfin, il se reposa un moment en examinant ses mains avec amertume. Il eut aussi l’idée de regarder, en se mirant dans le cours d’eau, si sa perruque pouvait faire illusion. Ce n’était pas fameux. Il démêla un peu plus la chevelure postiche et fit entrer quelques brins de cheveux sous le casque pour être plus sûr que la perruque ne glisserait pas.
Il lui fallait encore attendre le crépuscule. Son histoire serait ainsi moins vraisemblable, mais il n’osait pas risquer de se faire examiner en plein jour. Il y avait des facteurs en sa faveur, mais l’heure serait tardive pour apparaître… Cependant il devait attendre l’obscurité pour éviter que sa perruque ne fût regardée de trop près.
Il retourna à la clairière qu’il avait contournée dans la nuit. Il y avait une ferme tout près de la grand’route. Il la regarda longtemps. C’était, pour une région montagneuse et un pays pauvre, une ferme prospère. La maison elle-même était coquette et propre, peinte à neuf, et la grange était vaste. Il y avait un jardin de fleurs et une petite construction qui ne pouvait être qu’un garage. C’était décidément un endroit qui respirait l’aisance. S’il s’y trouvait une Chose – et il y en avait sûrement une – dans une demi-heure, son destin, et sans doute celui du monde, serait décidé.
Quand le crépuscule descendit sut la contrée, Jim s’avança avec précaution le long de la clairière vers les constructions de la ferme. Des montagnes l’environnaient, hautes élévations rocheuses hérissées de forêts que coupaient çà et là des murs de pierre nue. Il y avait dans ce paysage une grandeur sereine et vaste. Les hommes avaient conquis les pentes basses, il est vrai, mais les monts se dressaient, indifférents aux petites histoires humaines. Cependant leur dignité se chargerait de mépris si les hommes se laissaient asservir par les Choses informes et écœurantes qui, enfouies mollement dans des nids chauds, leur ordonnaient d’être leurs esclaves et de satisfaire leur voracité.
Enfin la nuit vint, calme et tranquille. Jim enleva sa veste et en enveloppa avec beaucoup de soin l’objet qu’il avait fabriqué. Il avança vers la maison, de l’air d’un homme qui est à la limite de ses forces. Il paraissait étourdi de faiblesse et de fatigue, et semblait porter quelque chose de lourd – bien que l’objet fabriqué ne le fût pas du tout – avec tout le soin tendre et protecteur que l’on aurait pour porter un nouveau-né…